Pour signifier le rôle de la jurisprudence en droit administratif, une phrase de Léon Aucoc est particulièrement significative. En effet, celui-ci enseignait, dès 1865, aux élèves de l’Ecole impériale des Ponts et Chaussées que « dans certaines branches du droit administratif, la législation est si incomplète que la jurisprudence a dû, en quelque sorte, faire la loi, au lieu de se borner à l’interpréter » (Droit civil et droit administratif. Dialogues sur un modèle doctrinal, Christophe Jasmin et Fabrice Melleray, Dalloz, 2018, p.10).
La jurisprudence peut se définir comme « l’ensemble des solutions apportées par les décisions de justice dans l’application du droit (notamment dans l’interprétation de la loi quand celle-ci est obscure) ou même dans la création du droit (quand il faut compléter la loi, suppléer une règle qui fait défaut) » (Vocabulaire juridique, Gérard Cornu, PUF 10ème édition, p. 589). Si son rôle est souvent minoré en droit civil, il est traditionnellement enseigné que la jurisprudence est l’une des principales sources du droit administratif.
Cependant, plusieurs évolutions juridiques ont tendu à remettre en cause ce constat. En particulier, à partir des années 1970, le législateur a adopté un certain nombre de lois portant sur la matière administrative. D’une part, ces lois codifient une partie de la jurisprudence du Conseil d’Etat, laissant ainsi à ce dernier des marges de manœuvres plus limitées. D’autre part, certains textes législatifs ont innové dans certaines matières, comme le droit de l’informatique ou de l’accès aux documents administratifs, alors que la jurisprudence des juridictions administrative était partielle ou inexistante.
Ainsi, la jurisprudence est-elle encore la source centrale du droit administratif ?
Si la jurisprudence représente historiquement une source essentielle au développement du droit administratif (I), son rôle contemporain a été questionné sans pour autant être remis totalement en cause (II).
La jurisprudence sera donc présentée à la lumière de ses effets dans le développement du droit administratif (I), puis, son rôle contemporain sera questionné (II).
I. La jurisprudence comme source essentielle au développement du droit administratif
Habituellement qualifiée par une partie de la doctrine comme « l’œuvre créatrice » du Conseil d’Etat (Droit public français et européen, Bernard Stirn et Yann Aguila, Dalloz, 2ème édition, p. 233), la jurisprudence a joué un rôle majeur dans le développement des grandes notions du droit administratif (A) ainsi que dans l’encadrement de l’action de l’administration (B).
A. L’œuvre créatrice du Conseil d’Etat dans la formation des grandes notions du droit administratif
A la fin du XIXème siècle, le Conseil d’Etat va prendre l’initiative de développer une jurisprudence riche pour poser les bases du droit administratif moderne.
Il va d’abord le faire en permettant au justiciable de procéder plus facilement à sa saisine. Sera alors reconnu l’intérêt à agiren justice du contribuable local lésé financièrement par une décision de sa commune (CE, 1901, Casanova), des usagers du service public (CE, 1906, Syndicat des propriétaires et contribuables du quartier Croix-de-Seguey-Tivoli) ou des syndicats et associations professionnelles (CE, 1906, Syndicat des patrons-coiffeurs de Limoges).
Ainsi appelé à intervenir de façon plus fréquente dans la résolution des litiges administratifs, le Conseil d’Etat va également s’attacher à développer les principales notions du droit administratif comme celle de service public (CE, Sect, 1963, Narcy et CE, Sect, 2007, APREI), de domaine public (CE, 1935, Marécar et CE, 1959, Dauphin) ou de travail public (CE, 1921, Commune de Monségur et CE, 1956, Consorts Grimouard).
De la même manière, la juridiction administrative (parfois accompagnée par le Tribunal des conflits) a développé puis précisé le régime applicable à l’engagement de la responsabilité de l’administration (par exemple : TC, 1873, Blanco), à la qualification du contrat administratif (CE, 1912, Société des Granits porphyroïdes des Vosges et CE, 1956, Epoux Bertin et Consorts Grimouard) ou au contrôle des mesures de police administrative (CE, 1933, Benjamin).
B. L’œuvre créatrice du Conseil d’Etat dans l’encadrement de l’action administrative
Un autre objectif du Conseil d’Etat va consister à utiliser son office pour soumettre l’administration au droit. C’est ainsi que la juridiction va développer une jurisprudence particulièrement nourrie invoquant les « principes généraux du droit », c’est-à-dire des règles non-écrites que le juge considère comme s’imposant au pouvoir réglementaire (CE, 1959, Syndicat général des ingénieurs-conseils).
De tels principes, ayant une valeur « infralégislative et supradécrétale » (René Chapus, « De la valeur des principes généraux du droit et les autres règles jurisprudentielles du droit administratif », Recueil Dalloz, 1966, Chronique 99) vont ainsi être développés, comme celui de respect des droits de la défense (CE, 1944, Dame veuve Trompier-Gravier), de non-rétroactivité des actes administratifs (CE, 1948, Société du journal « L’Aurore »), de la faculté de former un recours pour excès de pouvoir même sans texte (CE, Ass, 1950, Dame Lamotte) ou d’égal accès aux emplois publics (CE, 1954, Barel).
La technique du recours aux principes généraux du droit n’a pas été abandonnée par le juge administratif, qui continue d’en dégager régulièrement. En témoignent par exemple l’interdiction du licenciement d’un agent public en état de grossesse (CE, Ass, 1973, Dame Peynet), la reconnaissance du droit aux étrangers résidant régulièrement en France de mener une vie familiale normale (CE, Ass, 1978, GISTI) ou la reconnaissance d’un principe de sécurité juridique (CE, Ass, 2006, KPMG).
Si la rôle historique du Conseil d’Etat dans le développement du droit administratif est donc particulièrement important, l’utilité de sa jurisprudence a pu être relativisée sans jamais toutefois être remise en cause.
II. La remise en cause relative du rôle prédominant la jurisprudence en droit administratif
Malgré le dynamisme contemporain de la jurisprudence dans certains contentieux (B), le rôle de cette dernière dans le développement du droit administratif a pu être remis en cause, notamment au profit de la loi (A).
A. Le recul relatif de la jurisprudence au profit de la loi
Les années 1970 et 1980, marquées par l’adoption de plusieurs lois portant sur l’action de l’administration, ont suscité des interrogations sur le rôle de la jurisprudence.
A cette époque, Georges Vedel en particulier publie un article remarqué dans lequel il se demande si le droit administratif pourra demeurer jurisprudentiel (Georges Vedel, « Le droit administratif peut-il rester indéfiniment jurisprudentiel », EDCE, 31, 1979-1980, p. 31)
En effet, durant cette période, plusieurs lois significatives reprennent à leur compte certains principes dégagés par la jurisprudence. C’est par exemple le cas de la loi du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires, qui reprend certains arrêts du Conseil d’Etat.
Plus encore, d’autres dispositions législatives devancent le juge administratif et innovent en consacrant directement de nouveaux droits aux administrés. C’est par exemple le cas de la loi du 17 juillet 1978 qui prévoit un principe de liberté d’accès aux documents administratifs.
A cette inflation législative s’est superposé un mouvement de codification du droit administratif : la loi codifiée a vocation à rendre le droit lisible et accessible pour les administrés, ce que la jurisprudence ne semble pas permettre. Il est ainsi révélateur de constater que des pans entiers du droit administratif sont aujourd’hui contenus dans des codes (Code de la commande publique, Code des relations entre le public et l’administration, Code général de la propriété des personnes publiques…).
Si cette situation a pu susciter des interrogations quant à la place de la jurisprudence en droit administratif, cette dernière semble demeurer une source centrale.
B. Le regain de vitalité contemporain de la jurisprudence administrative
Comme pour apporter une réponse à Georges Vedel, Fabrice Melleray a su démontrer dans un article publié à l’AJDA (Fabrice Melleray, « Le droit administratif doit-il redevenir jurisprudentiel ? », ADJA, 12, 2005, p. 637) que malgré le développement du droit écrit, le droit administratif restait fondamentalement jurisprudentiel.
En effet, certains auteurs comme Bernard Stirn et Yann Aguila s’accordent à décrire un nouveau dynamisme jurisprudentiel fécondé par les litiges liés à l’insertion du droit international et européen dans le droit interne, à la modernisation de l’office du juge et au contentieux des libertés fondamentales (Droit public français et européen, op. cit., p. 234).
Ces trois séries de problématiques sont effectivement alimentées par des décisions du Conseil d’Etat comme en témoignent par exemple l’arrêt CE, 2009, Perreux concernant l’applicabilité des directives en droit interne, l’arrêt CE, Ass, 2014, Département de Tarn-et-Garonnequi précise les pouvoirs du juge administratif dans le contentieux contractuel ou l’arrêt CE, Ass, 2014, Mme Lambert qui concilie le droit à la vie et le droit du patient à ne pas faire l’objet d’une obstination médicale déraisonnable.
De la même manière, le juge administratif a su adapter sa jurisprudence aux exigences contemporaines de lisibilité et d’accessibilité au droit. C’est ainsi que plusieurs arrêts se sont par exemple attachés à définir précisément la notion de service public et à en détailler les différents modes de gestion (CE, Sect, 2007, APREI et CE, Sect, 2007, Commune d’Aix-en-Provence) de manière à réaffirmer le rôle prédominant de la jurisprudence dans la définition des grands concepts du droit administratif.
D’autres arrêts d’importance sont régulièrement rendus et continuent de suppléer les carences du législateur. C’est par exemple le cas de la décision CE, Ass, 2012, Commune de Douai qui innove en précisant le régime applicable aux biens nécessaires au service public à l’expiration d’un contrat de concession. L’ensemble de ces éléments permet ainsi de démontrer que la jurisprudence continue de jouer un rôle prédominant dans l’évolution du droit administratif.