« A l’échelon de la communauté européenne, il ne doit y avoir ni gouvernement des juges, ni guerre des juges. Il doit y avoir la place pour le dialogue des juges » affirmait Bruno Genevois lors de ses conclusions sur l’arrêt d’assemblée Cohn-Bendit de 1987. Plusieurs années plus tard, la notion paraît s’être imposée au regard des prises en compte respectives des jurisprudences des cours suprêmes nationales et européennes, mais il est permis de douter de son efficacité.
Les juges européens renvoient d’abord à la Cour de justice de l’Union européenne, chargée d’interpréter et d’appliquer le droit communautaire, et à la Cour européenne des droits de l’Homme, chargée d’appliquer notamment la Convention européenne des droits de l’Homme. Néanmoins, certaines juridictions nationales peuvent également être qualifiées de juges européens dans la mesure où elles sont à la fois juges de droit commun du droit de l’Union européenne et également chargées d’appliquer la Convention. Dans cette perspective, le dialogue des juges européens renvoie à la prise en compte par chaque juridiction des jurisprudences des autres dans un objectif affiché d’une meilleure conciliation des différentes normes en présence. Ainsi, les cours suprêmes nationales sont attentives à la jurisprudence de la Cour de justice et de la Cour européenne des droits de l’Homme et inversement. Ces deux juridictions peuvent également être amenées à prendre en considération leurs jurisprudences respectives. Enfin, les cours suprêmes nationales peuvent également s’inspirer des décisions de justice rendues par leurs homologues étrangers.
Néanmoins, alors que le dialogue des juges est présenté comme permettant de mieux concilier les normes nationales et européennes, la complexité de certaines jurisprudences en la matière permet de douter de son efficacité. Il en découle un risque – pesant notamment sur le justiciable – concernant la compréhension et l’articulation entre ces différents systèmes juridictionnels.
Ainsi, le dialogue des juges européens est-il réellement parvenu à surmonter les difficultés de conciliation entre les différentes normes ?
Face à certaines difficultés liées à l’intégration du droit européen dans l’ordre juridique interne, le dialogue des juges a permis de poser les bases d’une meilleure conciliation entre ces différentes normes (I). Néanmoins, la persistance de certains problèmes de conciliation tend à recommander plusieurs évolutions sur sa mise en œuvre (II).
I. Le dialogue des juges européens sert à surmonter les difficultés de conciliation des normes nationales et européennes
Le dialogue des juges a joué un rôle incontestable dans la conciliation des différentes normes nationales et européennes (A). Son approfondissement, permis par certaines évolutions juridiques récentes, lui a également permis de surmonter des difficultés nouvelles (B).
A. Le dialogue des juges a joué un rôle dans la conciliation des normes nationales et européennes
Le dialogue des juges a permis de surmonter un certain nombre de difficultés liées aux jurisprudences respectives des différentes juridictions. En effet, alors que la Cour de justice des communautés européennes affirmait les principes de primauté et d’effet direct du droit communautaire (CJCE, 1964, Costa c. Enel et CJCE, 1963, Van Gend et Loos), certaines juridictions nationales, dont le Conseil d’Etat en France, ont pu montrer une certaine réticence vis-à-vis de son développement. Cette réticence a toutefois été surmontée à travers la non-application progressive de la jurisprudence Société des pétroles Shell-Berre (1964), l’acceptation de contrôler la conventionnalité d’une loi postérieure à un traité et potentiellement contraire à celui-ci (CE, Ass, 1989, Nicolo) et la reconnaissance de l’effet direct d’une directive européenne non transposée dans un délai raisonnable (CE, 2009, Perreux). La Cour de justice des communautés européennes a quant à elle affirmé que les principes généraux du droit qu’elle dégage s’inspirent des traditions constitutionnelles communes des Etats membres (CJCE, 1970, Internationale Handelsgessellschaft). Des concessions réciproques ont donc permis d’améliorer l’articulation entre droit communautaire et droits internes.
De la même manière, le droit de la Convention européenne des droits de l’Homme a progressivement été intégrée par les différents Etats membres. A titre d’exemple, le contentieux administratif français ainsi que le rôle exercé par le rapporteur public, est désormais respectueux de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’Homme (CEDH, 2013, Marc-Antoine). La présence de l’avocat en garde à vue exigée par la Cour (CEDH, 2009, Dayanan c. Turquie puis CEDH, 2010, Brusco c. France) a également donné lieu à des évolutions législatives. A l’inverse, la Cour européenne des droits de l’Homme laisse aux Etats membres une certaine marge nationale d’appréciation s’ils souhaitant mettre en avant certains principes correspondant à leurs traditions. Ce fut par exemple le cas du principe de laïcité en Turquie (CEDH, 2005, Leyla Sahin c. Turquie) ou de la liberté d’ouvrir ou non le mariage aux couples de même sexe à condition de prévoir un statut légal protégeant leurs droits (CEDH, 2010, Schalk et Kopf c. Autriche et CEDH, 2015, Oliari c. Italie).
Ainsi, le dialogue entre juridictions nationales et européennes a été porteur de certaines améliorations concernant l’articulation des normes. L’approfondissement de ce dialogue a d’ailleurs produit les mêmes effets.
B. L’approfondissement du dialogue des juges européens a permis de surmonter des difficultés juridiques nouvelles
Le développement continu du droit européen a également contribué à enrichir et approfondir le dialogue des juges.
De manière à limiter le risque d’un conflit de normes, le Conseil constitutionnel français a par exemple accepté de limiter son contrôle de constitutionnalité aux atteintes aux « principes inhérents de l’identité constitutionnelle de la France » lorsqu’il est saisi d’une loi de transposition d’une directive européenne (CC, 2004, Loi relative à la l’économie numérique). Saisis pour exercer un contrôle de constitutionnalité, autant la Cour de Karlsruhe que le Conseil d’Etat appliquent désormais la théorie de « l’équivalence de protection » en recherchant si un principe de droit communautaire équivalent pourrait servir pour vérifier la légalité d’un acte (Cour de Karlsruhe, 2010, So Lange III et CE, 2007, Arcelor). Ces deux décisions montrent également une forme de dialogue entre les juridictions suprêmes nationales puisque l’arrêt Arcelor (2007) est en partie inspiré par la jurisprudence de la Cour de Karlsruhe. Les conclusions du commissaire du Gouvernement Guyomar prononcées lors de cette affaire s’appuient également sur la jurisprudence de la Cour constitutionnelle de Belgique.
De la même manière, la Cour de justice de l’Union européenne a reconnu le caractère prioritaire de la question prioritaire de constitutionnalité française dans les litiges nécessitant également sa saisine par la voie d’une question préjudicielle (CJUE, 2010, Melki). Le Protocole additionnel numéro 16 à la Convention européenne des droits de l’Homme permet également aux juridictions nationales qualifiées de « suprêmes » de saisir pour avis la Cour européenne des droits de l’Homme. Cette possibilité a d’ailleurs été utilisée pour la première fois par la Cour de cassation française.
Enfin, concernant le dialogue entre Cour de justice de l’Union européenne et Cour européenne des droits de l’Homme, il a été reconnu que le droit de l’Union européenne bénéficiait d’une présomption de respect des droits garantis par la Convention européenne des droits de l’Homme (CEDH, 2005, Bosphorus c. Irlande) ce qui limite le risque de contradiction entre ces deux droits européens.
Les évolutions jurisprudentielles récentes traduisent ainsi un approfondissement du dialogue des juges puisque les différentes juridictions semblent particulièrement attentives à prendre en compte leurs différentes décisions pour assurer une meilleure articulation entre normes nationales et européennes.
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Malgré les progrès qu’il a su apporter en termes de conciliation des différentes normes européennes et nationales, le dialogue des juges tel qu’actuellement exercé semble peu susceptible de répondre à de nouveaux enjeux de conciliation.
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II. Le dialogue des juges européens semble aujourd’hui limité ce qui doit conduire à faire évoluer les pratiques juridictionnelles
Le dialogue des juges actuellement pratiqué par les différentes juridictions semble incapable de répondre aux besoins de conciliation de certaines normes (A). Ce constat appelle donc à faire évoluer la pratique juridictionnelle en la matière et à mettre en œuvre certaines propositions pour résoudre ces difficultés (B).
A. Le dialogue des juges semble actuellement incapable de répondre aux besoins de conciliation de certaines normes
Certains doutes peuvent être nourris quant à l’efficacité du dialogue à concilier parfaitement les différentes normes en présence.
La jurisprudence Promoimpresa (2016) de la Cour de justice qui impose aux autorités administratives d’organiser une procédure de mise en concurrence pour la mise à disposition de leurs biens de leur domaine public ou privé à des fins économiques n’a pas été intégrée par le juge administratif. Récemment, la France a été condamnée par la même Cour de justice, en raison du refus du Conseil d’Etat de transmettre une question préjudicielle (CJUE, 2018, Commission c. France). Une partie de la jurisprudence récente de la Cour européenne des droits de l’Homme reste également sans réponse, notamment concernant les droits des détenus dans certains établissements pénitentiaires ou l’efficacité du référé-liberté dans la protection de ces droits (CEDH, 2020, J. M. B. et autres c. France). En Russie, la Cour constitutionnelle a également considéré que réviser la Constitution pour ne pas appliquer une décision de la Cour européenne des droits de l’Homme relevait d’une procédure licite.
La coordination entre les jurisprudences de la Cour de justice de l’Union européenne et de la Cour européenne des droits de l’Homme présente également un certain nombre de risques. Cette dernière considère en effet que la présomption de protection dont bénéficie le droit de l’Union n’est pas irréfragable et qu’elle pourrait être amenée à exercer un contrôle en cas d’atteinte manifeste aux droits fondamentaux (CEDH, 2016, Avotins c. France). De plus, la Cour de justice continue de montrer ses réticences à l’adhésion de l’Union européenne au Conseil de l’Europe, pourtant prévue par le traité de Lisbonne.
De manière plus générale, le dialogue des juges connaît des limites intrinsèques dans son objectif de conciliation des normes européennes. Celui-ci repose en effet sur des procédures juridictionnelles qui peuvent décourager les justiciables – particuliers comme entreprises – en raison de leur coût et de leur longueur. De plus, le moyen tiré de l’inconventionnalité d’une loi à une norme internationale n’est pas un moyen pouvant être soulevé d’office par le juge (CE, 1991, Morgane). Par ailleurs, aucun mécanisme ne permet encore à l’heure actuelle de contrôler la constitutionnalité d’un traité par voie d’exception.
Il est donc légitime de douter de la capacité du dialogue des juges européens à répondre entièrement aux enjeux de conciliations des différentes normes. Ces difficultés traduisent dès lors le besoin de faire évoluer cette pratique.
B. Il convient donc de proposer certaines évolutions dans la pratique juridictionnelle
Une évolution de la jurisprudence des différentes cours suprêmes nationales ou européennes permettrait de renouveler le dialogue des juges et d’assurer une meilleure conciliation entre les différentes normes en présence.
La notion de « principes inhérents à l’identité constitutionnelle de la France » propre au Conseil constitutionnel peut évoluer. Elle présente d’abord l’inconvénient de minorer les principes qui sont à la fois communs à l’identité de la France et à l’identité européenne. De plus, son champ d’application est probablement trop restrictif. A titre de comparaison, la loi fondamentale allemande de 1949 a intégré toute une série de principes dans sa clause d’éternité, ce qui laisse à penser que son « identité constitutionnelle » dispose d’un champ d’application beaucoup plus élargi.
Il conviendrait également de réaffirmer le principe de subsidiarité tant au niveau du droit communautaire que du droit de la Convention. Concernant l’Union européenne, le traité de Lisbonne réaffirme ce principe, dont une application stricte, avec saisine plus fréquente de la Cour de justice en cas de potentielle violation de celui-ci, permettrait de différencier clairement les compétences entre autorités nationales et européennes et donc de clarifier clairement le contrôle de chaque juge. Le Protocole additionnel numéro 15 à la Convention européenne des droits de l’Homme réaffirme également ce principe en matière de protection des droits fondamentaux et insiste sur le rôle partagé des juridictions nationales et internationales dans cette mission. Un partage des compétences juridictionnelles plus clairement affirmé pourrait dès lors contribuer à faciliter le dialogue entre les juges européens.
Enfin, plutôt que d’attendre de voir le risque d’une contradiction entre les jurisprudences de la Cour de justice et de la Cour européenne des droits de l’Homme, il convient de relancer les négociations autour de l’adhésion de l’Union européenne au Conseil de l’Europe. Cela aurait l’avantage d’instaurer des mécanismes réfléchis visant à prévenir les éventuels risques de conflit entre les deux jurisprudences tout en réaffirmant les spécificités propres au droit de l’Union européenne.
L’ensemble de ces mesures doit ainsi permettre de favoriser la conciliation entre les différentes normes nationales et européennes.
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En définitive, le dialogue des juges a incontestablement permis d’améliorer la conciliation entre les différentes normes européennes et nationales. Son approfondissement lors de ces dernières années relève également du même objectif. Néanmoins, certaines difficultés en la matière persistent et traduisent un besoin réel d’évolution.
Par ailleurs, la conciliation entre normes européennes et nationales doit surement être considérée comme une problématique plus générale qui ne doit pas se limiter à des enjeux juridictionnels et impliquer pleinement les autorités administratives nationales et européennes.