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Le juge est-il la bouche de la loi ? DISSERTATION

Le juge est-il la bouche de la loi ?Historiquement, on considère que tel doit être le cas. Toutefois, cette affirmation doit être nuancée aujourd'hui.
le juge est-il la bouche de la loi

Table des matières

La question de savoir si le juge est-il la bouche de la loi renvoie aux réflexions de Montesquieu dans son ouvrage “De l’Esprit des Lois”.

Dès la fin du XIXème siècle, Léon Aucoc enseignait à ses élèves que « dans certaines branches du droit administratif, la législation est si incomplète que la jurisprudence a dû, en quelque sorte, faire la loi, au lieu de se borner à l’interpréter » (C. Jamin et F. Melleray, Droit civil et droit administratif, Dalloz, 2018). Ainsi, l’affirmation de Montesquieu selon laquelle le juge doit être la bouche de la loi mérite d’être nuancée tant au regard de cette citation qu’au regard des évolutions contemporaines de notre système juridique.

Il est possible de distinguer plusieurs types de lois, parmi lesquelles les lois ordinaires, les lois de finances, les lois de programmation, les lois constitutionnelles ou les lois organiques. Les lois ordinaires sont de loin les plus nombreuses et sont régies par l’article 34 de la Constitution qui liste de manière limitative les domaines sur lesquels elles peuvent porter.

Le juge se définit quant à lui comme un organe présentant certaines garanties d’impartialité et d’indépendance dont le rôle principal est de trancher les litiges. Il est possible de distinguer en droit interne les juges judiciaire, administratif ou constitutionnel et en droit international les juges européens (Cour européenne des droits de l’Homme et Cour de justice de l’Union européenne) et les juges rattachés à une organisation internationale (comme la Cour de justice internationale). Ce sont ainsi avant tout les juges administratif et judiciaire qui vont être chargés d’appliquer la loi.

La loi étant traditionnellement considérée, selon l’article 6 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen, comme « l’expression de la volonté générale », le juge a toujours été réticent à la remettre en cause. En témoigne la théorie de la loi-écran issue de la jurisprudence CE, 1936, Arrighi selon laquelle le juge administratif refuse de contrôler un acte administratif si son vice originel résulte d’une disposition législative. Le législateur s’attache également à vérifier que le juge n’empiète pas sur ses prérogatives et se limite à un rôle d’interprète, puisque l’article 4 du Code civil prohibe les arrêts de règlement. Cependant, de nombreux facteurs, parmi lesquels le développement du droit international, le passage à un système moniste ou les carences législatives ont conduit à repenser les rapports entre le juge et la loi.

Ainsi, le juge peut-il encore être présenté comme n’étant que la bouche de la loi ?

S’il est certain que les juges continuent d’appliquer les lois, il convient de remarquer leur mouvement d’émancipation vis-à-vis de ces dernières (I) ainsi que le développement de techniques jurisprudentielles les remettant directement en cause (II).

I. L’émancipation progressive du juge vis-à-vis des textes de loi

En usant de son pouvoir d’interprétation (A) et en suppléant les carences du législateur (B), le juge a su démontrer qu’il s’émancipait progressivement des dispositions législatives et qu’il était bien plus que la bouche de la loi.

A. L’interprétation jurisprudentielle comme outil d’émancipation du juge

L’interprétation des dispositions législatives par le juge administratif et le juge judiciaire a démontré leur capacité à s’émanciper des textes de loi.

En effet, ces derniers ont su adapter certaines dispositions législatives à la modernité. L’exemple de la loi Badinter de 1985 sur l’indemnisation des victimes des accidents de la circulation et qui utilise la catégorie de « véhicule terrestre à moteur » est révélateur. En effet, pour faciliter la réparation du préjudice subi par les victimes, un arrêt de 2010 d’une cour d’appel a considéré que les trottinettes électriques rentraient dans cette catégorie, alors même que cela n’avait pas été envisagé par le législateur au moment de l’adoption de la loi.

Le Conseil d’Etat a également démontré sa capacité d’interprétation comme en témoigne par exemple l’arrêt CE, 1998, Bitouzet dans lequel la disposition législative en cause prévoyait que les servitudes d’urbanisme ne pouvaient en principe donner lieu à aucune indemnisation. Le juge administratif va ainsi procéder à la technique de l’interprétation conforme pour limiter la portée de ce principe et prévoir des cas d’indemnisation de manière à se conformer à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme. Ainsi, le Conseil d’Etat s’éloigne de l’esprit initial de la loi en l’interprétant de manière évolutive.

Plus récemment, une cour administrative d’appel a considéré qu’un contrat de vente pouvait être requalifié en marché public, de manière à tenir compte de la jurisprudence CJUE, 2010, Helmut Muller. Cette appréciation extensive de la notion de marché public démontre là-encore la capacité du juge à s’éloigner de l’esprit originel d’un texte, en l’espèce du Code de la commande publique.

Ainsi, mis à part le juge pénal qui est limité par le principe de légalité des délits et des peines et par le principe d’interprétation stricte de la loi pénale, les juges de droit commun ont su mobiliser leur pouvoir d’interprétation pour s’éloigner de l’esprit originel des lois. Leur capacité à suppléer les carences du législateur témoigne également de cette émancipation.

B. Une créativité du juge pour suppléer les carences du législateur

En plus de s’écarter de l’esprit initial de certains textes de lois en adoptant des interprétations extensives, le juge a su combler les carences de plusieurs dispositions législatives.

Constatant l’absence de textes, le Conseil d’Etat a en effet forgé les principales notions du droit administratif à travers sa jurisprudence, comme celle de service public (CE, Sect, 1963, Narcy et CE, Sect, 2007, APREI), de domaine public (CE, 1935, Marécar et CE, 1959, Dauphin) ou de travail public (CE, 1921, Commune de Monségur et CE, 1956, Consorts Grimouard). Il est d’ailleurs intéressant de constater que même aujourd’hui, certaines notions comme celle de service public ne sont toujours pas codifiées dans un texte de loi.

Le Conseil d’Etat assure toujours ce rôle de manière contemporaine et intervient lorsqu’un vide juridique se présente comme en témoigne l’arrêt CE, 2012, Commune de Douai qui précise le régime applicable aux biens à l’expiration d’un contrat de concession. Là encore, aucune loi ne précisait de régime applicable alors même que cette question technique est fondamentale pour les cocontractants de l’administration.

Contrairement à une croyance commune, la Cour de cassation a également su pallier aux carences du législateur. Ce fut par exemple le cas lorsqu’elle développa un régime de responsabilité du fait des choses que l’on a sous sa garde en s’appuyant sur le lacunaire ancien article 1384 du Code civil (Cass, 1898, Teffaine et Cass, 1930, Jand’heur).

A l’époque, l’absence de législation sur les accidents du travail rendait particulièrement difficile l’indemnisation des ouvriers dans les ateliers, ce qui poussa le juge judiciaire à innover en développant un nouveau régime de responsabilité. Tout comme le Conseil d’Etat, la Cour de cassation continue de remplir ce rôle comme en témoigne l’arrêt Cass, 2012, Affaire Erika qui reconnaît l’existence d’un préjudice écologique en dehors de toute habilitation législative.

Ainsi, en l’absence d’intervention du législateur, les juges administratif et judiciaire ont su développer une jurisprudence innovante pour combler les vides juridiques.

Le juge a su progressivement démontrer sa capacité à s’émanciper des textes de lois à travers son pouvoir d’interprétation et l’utilisation de sa jurisprudence pour combler les carences du législateur. A cette émancipation s’ajoute alors la capacité de remettre directement en cause une disposition législative, ce qui montre que le juge ne saurait se limiter à être la bouche de la loi.

II. Le développement de techniques jurisprudentielles remettant directement en cause la prééminence de la loi

L’émergence de contrôles de conventionalité (A) et de constitutionnalité (B) démontre manifestement que le juge est bien plus que la bouche de la loi, puisque ce dernier est amené à la remettre directement en cause.

A. L’émergence d’un contrôle de conventionalité de la loi par rapport aux normes internationales et européennes

Le développement du droit international et le passage en France d’un système dualiste à un système moniste à partir de 1946 ont poussé les juges internes et internationaux à faire évoluer leur rapport avec la loi.

En effet, à travers deux décisions majeures, la Cour de cassation (Cass, 1975, Jacques Vabres) et le Conseil d’Etat (CE, 1989, Nicolo) finiront pas accepter de contrôler la conformité d’une loi par rapport à un traité international. Ces décisions constituent une évolution fondamentale dans la mesure où le juge n’est plus contraint d’appliquer une loi mais peut la remettre en cause s’il estime qu’elle est contraire au droit international. Il ne saurait donc être uniquement considéré comme la simple bouche de la loi.

De plus, les juridictions de droit commun ont su faire émerger un contrôle de conventionalité in concreto à partir de deux décisions Cass, 2013, Mariage Incestueux et CE, ord, 2016, Gonsalez-Gomez. Ce dernier permet au juge de considérer qu’une loi litigieuse est conventionnelle, mais que son application aux faits d’espèce porte une atteinte disproportionnée aux libertés fondamentales du requérant. Si tel est le cas, la loi doit être écartée. Ce procédé montre ainsi que les juges judiciaire ou administratif disposent d’un outil supplémentaire pour écarter l’application d’une loi, même s’ils ont considérablement limité la portée de cette jurisprudence.

La Cour européenne des droits de l’Homme a également la possibilité de remettre en cause une loi nationale. C’est d’abord le cas si elle estime qu’une législation est contraire aux droits proclamés par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme, comme en témoignent par exemple les arrêts concernant la présence de l’avocat en garde à vue (CEDH, 2009, Dayanan contre Turquie) ou la discrimination des enfants adultérins (CEDH, 2000, Mazureck).

De manière plus surprenante, la Cour a développé, depuis un arrêt CEDH, 2004, Broniowski contre Pologne, une procédure « pilote » dans laquelle elle demande expressément à un Etat partie de modifier sa législation si elle l’estime problématique eu égard au nombre de litiges semblables dont elle est saisie.

Enfin, outre le contrôle de conventionalité, le contrôle de constitutionnalité permet également de remettre en cause une loi.

B. L’émergence d’un contrôle de conformité de la loi par rapport aux normes constitutionnelles

Tout comme le contrôle de conventionalité, le développement du contrôle de constitutionnalité a profondément fait évoluer les rapports que le juge entretient avec la loi.

Il convient d’abord de rappeler que dans des cas assez limités, le juge administratif s’autorisait à écarter une loi potentiellement inconstitutionnelle à travers la technique de l’abrogation implicite. En effet, si le juge constate qu’une disposition législative est antérieure à un texte constitutionnel et potentiellement contraire à celui-ci, il considérera qu’elle a été abrogée implicitement et qu’elle ne saurait donc s’appliquer au litige (CE, 2005, Syndicat national des huissiers de justice). La révision constitutionnelle de 2005 mentionnant la Charte de l’environnement dans le Préambule de la Constitution est d’ailleurs une occasion de mettre en œuvre cette technique jurisprudentielle, ce qui montre bien que le juge administratif dispose d’outils pour écarter la loi.

De la même manière l’adoption de la Constitution du 4 octobre 1958 marque la soumission de la loi aux normes constitutionnelles et à leur interprétation par le juge constitutionnel. En effet, dès sa décision CC, DC, 1971, Liberté d’association, le Conseil constitutionnel a élargi les normes de références pour son contrôle ce qui a eu pour effet de multiplier les motifs possibles d’inconstitutionnalité.

De plus, à travers des techniques comme les réserves d’interprétation, les censures partielles ou les abrogations différées, le Conseil s’érige pratiquement en co-auteur de la loi, ce qui montre qu’il ne se sent nullement limité par celle-ci. La décision CC, QPC, 2018, Cédric H le démontre, puisqu’il est rappelé que le législateur doit concilier de manière équilibrée l’objectif à valeur constitutionnel de lutte contre l’immigration illégale et le principe constitutionnel de fraternité, sous peine d’être censuré. C’est donc le législateur qui devient la bouche de la conciliation des normes constitutionnelles.

Ces évolutions marquent une rupture fondamentale dans notre conception de la loi. Cette dernière n’est plus l’expression de la volonté générale, mais l’expression de la volonté générale dans le respect de la Constitution, ce qui permet au juge constitutionnel de la remettre en cause.

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